dimanche 17 décembre 2006

Quand la Turquie fait de la "com'" en Europe : il faut sauver la République de Chypre.

"Chypre sud", "Administration chypriote grecque", "Gouvernement chypriote grec", "Partie grecque de Chypre" : aucun de ces termes employés par le gouvernement turc et relayés par les media ne représente une réalité juridique sur le plan du droit international.

En revanche leur emploi par les media fait le jeu de la politique turque : nier l'existence de la République de Chypre, nier son autorité sur la partie nord de son propre territoire, la réduire à la communauté chypriote grecque, et promouvoir le renforcement de l’entité séparatiste et rebelle construite, au nord, sur l’épuration ethnique de 1974-1975.

Car c'est bien à la République de Chypre que revient, en droit, le contrôle de la partie nord de son territoire et de ses infrastructures. La Turquie, a tenté de le faire oublier… en échange de l’ouverture dérisoire d’un port et d’un aéroport turcs.

Le 7 décembre 2006, la presse tombait dans le piège sémantique turc, en présentant comme un pas de la Turquie vers l'Union européenne les déclarations selon lesquelles elle ouvrirait peut-être un port et un aéroport aux navires "chypriotes grecs" pendant un an.

Une victoire médiatique de plus pour la Turquie, après celle du plan ANNAN que les media présentent à tort comme un simple « plan de réunification. »

Dans la présentation qui est faite de cette information, il est visible que certains observateurs n'ont rien compris à la subtilité sémantique du message envoyé par Ankara. Un navire chypriote grec, cela n’existe pas ; il n’y a que des navires de la République de Chypre.

Jusqu'en 1974, l'île toute entière était désignée par les journalistes sous le terme de "République de Chypre", sans distinction géographique.

Mais depuis la conquête du nord de la République de Chypre par l'armée turque, les media ne cessent de la réduire au sud de l'île et à la communauté chypriote grecque, par l’usage de termes juridiquement fantaisistes.

Journaux et rédactions ont enterré la République de Chypre.

Ils ont oublié qu'il existe un Etat chypriote, une République de Chypre qui a pour citoyens aussi bien les Chypriotes grecs, largement majoritaires, que les Chypriotes turcs. Un Etat qui s'étend légalement sur toute l'île et pas qu’au sud, qui n'est pas mort avec l'invasion turque, qui a continué à fonctionner mais qui a perdu le contrôle du nord de son territoire depuis 1974 à cause de la méthode de conquête radicale employé par l'armée turque. * Comme dans la France de 1870, une Lorraine Chypriote, mais vidée de ses autochtones, et dont l'abandon n'a encore jamais été signée par les Chypriotes.

La Turquie ne cite jamais les termes de "République de Chypre" : elle ne parle pas de "navire chypriote", ou "d'avion chypriote", encore moins de "navires battant pavillon de la République de Chypre", ou d'"avions immatriculés en République de Chypre". Et cette sémantique n'est pas hasardeuse. Pour elle la République de Chypre n'existe pas : car la reconnaître reviendrait pour la Turquie à reconnaître qu'elle a violé le droit international en créant et en soutenant un Etat séparatiste au nord de l'île et que les troupes turques présentes au nord de Chypre occupent la République de Chypre.

Les véritables enjeux sont la reconnaissance de la République de Chypre, la fin du séparatisme et de l’épuration ethnique. Mais ces enjeux ne semblent pas compris par la presse.

La Turquie a réussi à centrer l'attention de l'Europe sur la question des ports et aéroports - plutôt que sur l'occupation du nord de la République de Chypre par son armée et les spoliations forcées des terres des Chypriotes grecs. Elle a également développé sa dialectique habituelle sur le prétendu isolement du nord de l'île, qui n’est pourtant que la conséquence de sa propre politique séparatiste et de l'incapacité de l'ONU à imposer que cette région retourne sous le giron de la République de Chypre.

Le soi-disant « blocus » du nord de Chypre : ou comment une entité séparatiste se plaint des conséquences du séparatisme

Autre confusion journalistique : parler de « blocus » du nord de Chypre. La propagande turque prétend vouloir mettre fin au prétendu « isolement » du nord de Chypre. On oublie que c’est un auto-isolement : c’est en refusant de reconnaître l’autorité juridique de la République de Chypre sur le nord, de sa police, de sa douane, de ses lois, que le régime séparatiste du nord de Chypre s’auto-isole.

La République de Chypre s’étend de droit sur tout le territoire de l’île. Il est normal que les biens et les personnes qui transitent à Chypre le fassent sous son autorité, ce que la Turquie refuse, espérant que cela se fasse un jour sous le contrôle de la région séparatiste du nord de Chypre baptisée « République turque du nord de Chypre » après l’épuration ethnique de 1974-1975. C’est pourquoi la Turquie a également demandé, le 7 décembre 2006, l’ouverture au trafic de l’aéroport d’ERCAN (au nord de Chypre) et du port de Famagouste, mais en refusant que ces infrastructures soient contrôlé par les seules autorités habilitées à la faire : les autorités de la République de Chypre.

Il faut sauver la République de Chypre. Marteler qu’elle s’étend jusqu’au nord de Chypre et que son autorité doit y être rétablie, sur tout le territoire, sur toutes les infrastructures de l’île. Transiger avec ce principe rendrait l’Europe complice du démantèlement de l’un de ses Etats membres par l’un des Etats candidats à l’adhésion – la Turquie – avec le soutien actif du Royaume-Uni, dont le lobbying en faveur d’Ankara a même été relevé par les agences de presse.

Note :
*Le coup de force de la Turquie sur le nord de la République de Chypre peut être résumé comme suit :
1. invasion et occupation militaire du nord de Chypre à l'aide de l'armée turque et des milices séparatistes de la minorité turque (guérilla séparatiste turque des Moujahid de la milice TMT, responsable des premiers massacres depuis 1958, invasion de l’armée turque en 1974);
2. spoliation des habitants grecs majoritaires en trois mouvements : départ forcé de ceux qui n'avaient pas fui la conquête (1974-1975); encouragement des Chypriotes turcs vivant au sud à gagner le nord par les leaders et les organisations de la minorité turque (déclarations de Vienne, 1975) ; distribution forcée des titres de propriété des Chypriotes grecs aux Chypriotes turcs et aux colons de Turquie (à l'inverse au sud, les titres de propriété des Chypriotes turcs sont toujours reconnus, et gérés par un organisme spécial s'ils sont vacants);
3. colonisation du nord de Chypre en trois mouvements : installation de colons venus de Turquie sur les terres spoliées (ils sont aujourd'hui majoritaires au nord de Chypre); changement des toponymes grecs par une commission spéciale; destruction d'une partie du patrimoine culturel et religieux chypriote grec;
4. création d'un régime chargé de créer, par le biais du régime baptisé "République turque du nord de Chypre.", un Etat ethniquement turc indépendant ou quasi-indépendant par rapport au gouvernement de la République de Chypre. Depuis, la Turquie et ce régime ne cessent d'oeuvrer pour sa reconnaissance sur le plan international, politique et médiatique (emploi systématique du terme « République turque de Chypre du Nord », participation à des manifestations sportives et culturelles à travers le monde sous cette appellation, publication d’ouvrages de propagande).

A lire :

Chypre victime du néo-colonialisme ?
Le plan de l’ONU pour Chypre : anachronique et anti-européen.
Les Chypriotes ont-ils un problème de communication ?

retour au blog Actu Chypre, l'actualité du conflit de Chypre : http://actuchypre.blogspot.com/

Un article de Shlomo AVINERI

Il nous a semblé intéressant de faire connaître un ancien article de Shlomo Avineri, professeur de sciences politiques à l’université hébraïque de Jérusalem et ancien directeur général du ministère des Affaires étrangères israélien, paru dans le FIGARO.
Cet article aurait pu être intitulé : « pourquoi il faut aider les Chypriotes. » Parce qu’ils ont choisi la voie de la lutte pacifique, longue, moins médiatique, plus vulnérable à la politique des faits accomplis pratiquée par la Turquie, là où d’autres choisissent le terrorisme.
Nous avons choisi de le diffuser, parce que Shlomo AVINERI est l’un des très rares intellectuels occidentaux à traiter de la question chypriote en s’intéressant d’aussi près à la question des personnes déplacées et de leurs familles (soit plus de 40% des Chypriotes).

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CHYPRE : LE DILEMME DES REFUGIES
PAR SHLOMO AVINERI
[Le Figaro 24 août 2004]
Une des raisons pour lesquelles les Chypriotes grecs ont, en avril dernier, rejeté le plan du secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, pour la réunification de Chypre tient à ce qu'une grande majorité d'entre eux pensaient qu'il ne rendait pas justice aux exigences des réfugiés déplacés lors de l'invasion turque de 1974. Ce fut aussi l'une des rares occasions au cours de laquelle l'opinion publique internationale put prendre connaissance de la question des réfugiés sur l'île, parce que peu sont ceux qui savent qu'il existe encore des réfugiés de cette guerre.
Quand la Turquie envahit Chypre en 1974, après la tentative avortée de la junte militaire grecque pour faire aboutir l'Enosis (l'unification avec la Grèce), plus de 250 000 Chypriotes grecs furent délogés de leurs terres. Certains s'enfuirent, terrorisés, face à l'armée de l'envahisseur, d'autres furent ex pulsés : il s'agit là de la situation habituelle dans ces cas de figure, situation complexe et moralement difficile à vivre.
Bien que dépassée, la communauté chypriote grecque a réagi avec humanité, a fait preuve de solidarité et de prudence.
Dans un premier temps, des camps de réfugiés furent installés, mais le gouvernement chypriote grec décida de ne pas laisser ces populations réfugiées végéter dans des camps de réfugiés sordides, même si, entre-temps, il n'était nullement question d'abandonner les exigences des réfugiés pour leur éventuel retour sur leurs terres, au nord.
Aucune subvention des Nations unies ne fut dégagée pour créer une agence destinée à aider ces réfugiés. Au lieu de cela, c'est la République de Chypre, avec des aides internationales, qui mit en oeuvre les ressources nécessaires, celles d'un petit pays peu prospère et dévasté par la guerre, pour lancer un programme d'installation et de réhabilitation sous forme de projet national. Des prêts d'Etat furent offerts pour la construction de logements. Dans de nombreux cas, les réfugiés construisirent leurs propres maisons.
Les entreprises furent encouragées à l'aide de prêts d'Etat et de subventions, des écoles et des centres de formation furent créés. En quelques années, les réfugiés furent absorbés dans l'éco nomie et la société du secteur sud de la partie chypriote grecque de l'île. Comme pour l'Allemagne de l'après-guerre, la prospérité de Chypre aujourd'hui est due, en grande partie, aux résultats de cette poussée que l'économie reçut alors pour absorber les réfugiés.
Quiconque visite la partie grecque de l'île aujourd'hui n'y verra pas de camps de réfugiés : la majeure partie des millions de touristes sont tout à fait inconscients du fait que plus d'un tiers des Chypriotes grecs qu'ils rencontrent sont à l'origine des réfugiés ou des descendants de réfugiés. La communauté grecque chypriote peut à juste raison être fière de la manière dont elle a géré les problèmes sociaux et humanitaires posés par les réfugiés, sans jamais à aucun moment laisser tomber ses exigences vis-à-vis des terres perdues.
Tout aussi louable fut la décision stratégique des Chypriotes grecs de s'en tenir à une politique de non-violence à la Gandhi : alors que l'amertume envers l'occupation turque était profonde, et malgré le fait que les colons turcs se soient implantés au nord, la communauté chypriote grecque décida de ne pas utiliser de la violence contre l'occupant. Il ne s'est produit aucun incident terroriste ou violent contre l'occupation turque de la part des Chypriotes grecs en plus d'un quart de siècle d'occupation. C'est aussi une des raisons pour lesquelles on entend peu parler des réfugiés chypriotes grecs.
Il pourrait, bien sûr, en être tout autrement : si les Chypriotes grecs avaient suivi l'exemple palestinien depuis 1948 – autrement dit, entretenir les camps de réfugiés et maintenir les réfugiés dans leur état, sans les intégrer à la société en place, tout en nourrissant leurs enfants d'une doctrine militaire et terroriste de haine et de revanche – une atmosphère totalement différente imprégnerait l'île aujourd'hui. L'exemple chypriote grec montre qu'il n'est simplement pas vrai que la population occupée n'a d'autre recours que la violence et le terrorisme. Le recours à la violence et à la terreur est un choix moral et stratégique. Les Chypriotes grecs ont choisi le chemin de la non-violence, les Palestiniens ont choisi le chemin opposé. Le choix existe toujours, et il a toujours des conséquences précises.
Si l'on examine ce que la communauté chypriote grecque a accompli – une économie florissante où personne ne vit dans la misère et l'humiliation des camps de réfugiés, son entrée dans l'Union européenne – par rapport aux résultats catastrophiques des choix des dirigeants palestiniens qui ont sacrifié leur propre peuple sur l'autel de la propagande, on mesure la différence... Même si, en termes médiatiques, elle n'apparaît pas forcément.
Les dirigeants de l'Autorité palestinienne feraient bien mieux d'examiner la situation de Chypre, de l'autre côté de la Méditerranée, afin de voir combien – sans rien abandonner de leurs exigences sur les territoires contestés – les réfugiés peuvent vivre dans la dignité et l'honneur. Mais bien sûr, la République chypriote est une démocratie alors que les Palestiniens n'ont pas pu s'émanciper des options militaires violentes qui leur ont valu tant de misère. "